À propos

« Quand la main se fait musique » 

Jean-François Leclercq, photographe des «Sculpteurs de sons »    
Par Pascale Lismonde

« La musique est un monde peuplé de multiples acteurs où chacun joue sa partition afin de créer l’Harmonie nécessaire à la bonne marche de l’univers. Et qu’ils soient compositeurs, luthiers, instrumentistes, chanteurs, chefs d’orchestre, tous sont des sculpteurs de Sons» explique le photographe Jean-François Leclercq, «leur gestuelle est fascinante ».

D’où l’exposition qu’il vient de leur consacrer dans le cadre du festival de musique de Saint-Riquier-Baie de Somme organisé par le Conseil départemental : soit une étonnante galerie de portraits des plus grands chefs d’orchestre actuels dont Myung-Whun Chung, Sir Simon Rattle,

Le jeune chef vénézuélien Gustavo Dudamel 
Le jeune chef vénézuélien Gustavo Dudamel 

Gustavo Dudamel, Philippe Jordan, Seiji Osawa, Kurt Masur, Mikko Franck ou Lahav Shani, mais aussi de multiples interprètes dont les pianistes Martha Argerich, Nicholas Angelich, Roger Muraro ou Khatia Buniatishvili, les violonistes Renaud Capuçon ou Vilde Frang, ou le violoncelliste Edgar Moreau et tant d’autres… Vingt ans du travail assidu de Jean-François Leclercq… impossible de les citer tous, il les a quasiment tous rencontrés. Autant de gestes que ce photographe a saisis au vol pour montrer les mille et une variations de ces mains qui «font musique». 

 

Explorer la relation main-instrument 

Photographe entré en musique pour la faire voir, Jean-François Leclercq a choisi d’explorer en particulier les aspects multiples de la relation «main-instrument». Un thème peu montré. Pourtant chaque concert met en scène ces chefs d’orchestre et ces interprètes dont les mains et les corps insufflent, forgent, cisèlent, modèlent les sons – lesquels naissent comme «sculptés» par d’infinies variations de gestes subtils, aériens, suaves ou bien violents, véhéments, provocants, selon que les mélodies expriment révolte, puissance, douceur, lyrisme ou sérénité. 

Pour Jean-François Leclercq, le désir d’explorer par la photographie la relation «main-instrument» a pris corps il y a vingt ans quand il fréquentait le Conservatoire américain de Fontainebleau, alors dirigé par Philippe Entremont, pianiste et chef d’orchestre. 

A la faveur de plusieurs rencontres, en 2004, il obtient le privilège d’assister à Radio France à des répétitions dirigées par Myung-Whun Chung qui dirigeait alors l’Orchestre Philharmonique de la maison ronde– «Il dirigeait ces répétitions les yeux fermés», raconte-t-il, «mais à la fin, il pouvait reprendre les interprètes selon leurs pupitres. C’était fascinant. Un vrai mystère qu’on voudrait élucider». 

Myung-Whun Chung
Myung-Whun Chung

Et Jean-François Leclercq de réaliser ses premières photos du grand Maestro à la tête de l’Orchestre. L’une d’elles est choisie comme photo officielle. Soit le début d’une longue histoire couronnée en 2011 par l’édition d’un livre de ses photos par la Martinière, préfacé de Pierre Bergé en personne qui en 1989, avait imposé le jeune chef américano-coréen à la direction artistique du nouvel Opéra de la Bastille.

 

 

 

 

Conjuguer la musique et la photo en créant les «sculpteurs de sons»  

Une glorieuse reconnaissance qui couronne en réalité un long travail assidu. En premier lieu l’histoire d’une passion. Ou plutôt de deux passions longtemps vécues en parallèle et qui ont fini par se fondre en une seule activité créatrice, au point d’imposer désormais Jean-François Leclercq comme «photographe mélomane indépendant».

Les deux passions ? La première pour la musique, née dès l’enfance, cultivée par une mère aimante et mélomane. Pour lui-même et Jean-Pierre, son frère jumeau. Elle se double dès l’adolescence d’une autre passion pour la photographie, peut-être héritée de son père, exercée dès le premier appareil reçu en cadeau. D’abord écouter, vibrer en musique, la faire naître sous leurs doigts d’apprenti pianiste ou flûtiste, s’exercer, écouter à satiété les meilleurs microsillons ou les concerts à l’Opéra de Lille.  

A l’inverse de son jumeau, Jean-François Leclercq parcourt le vaste monde  – avant l’apparition du numérique, combien de kilomètres de pellicule déployés pour tenter d’en saisir les beautés infinies, en couleur ou en noir et blanc, en diapos ou en ektas, en 6×6, 24×36 ou autres formats ! 

Voyages professionnels à répétition et longs séjours à l’étranger se succèdent – (le premier dans l’île de Madagascar dès l’âge de 19 ans) et avec eux, les explorations photographiques en terra incognita. Les formes sculpturales des roches du Sinaï ou du désert du Néguev font l’objet de ses premières expositions, telle «La parole est aux pierres». Et ses premiers publics de rêver sur cet enchantement minéral aux couleurs ardentes.           Plus tard, il y aura aussi ses photos des Montagnes rocheuses et des grands parcs nationaux américains, Yellowstone ou Bryce Canyon, Yosemite ou Monument Valley.

Jean-Pierre, le frère jumeau a quant à lui poussé sa passion pour la musique jusqu’à vouloir créer lui-même des instruments. Au départ, une vielle à roue dont la fabrication a disparu. Un défi à relever. Il se lance dans la lutherie, en apprend tous les secrets, restaure les instruments blessés, en crée de nouveaux. Bientôt violons, violoncelles et violes de gambe naissent sous ses mains toujours plus expertes de «sculpteur de sons». 

   En plein cœur du Vieux Lille, à deux pas du Conservatoire de musique et de l’Orchestre national, les interprètes viennent essayer leurs instruments. L’atelier de «Jean-Pierre Leclercq, luthier» devenu célèbre ne désemplit pas. Déjà de quoi réfléchir in situ à la relation main-instrument. 

C’est au tournant de l’an 2000 que libéré de son activité professionnelle principale, Jean-François Leclercq est rentré en France. Installé à Avon près du Conservatoire américain de Fontainebleau, il a enfin tout loisir de retourner à sa passion première pour la musique. Mais il choisit cette fois de lui donner une portée nouvelle, grâce à son expérience de photographe.            Et de concentrer son regard sur les multiples acteurs de ce monde fascinant dont les arcanes sont mal connus.

Quand la photo suspend la musique 

Certes la musique s’écoute, charme son auditoire, le fait planer ou pleurer, elle séduit, transporte, galvanise, enchante…. Mais pour la voir vivre, le public n’a que le temps du concert, ou à défaut les reprises télévisuelles.          Or pour les amateurs, ces moments sublimes de plénitude sont toujours trop fugaces. Les arrêts sur images sont rares. Le mystère reste entier. 

Et le flux de la musique s’écoule dans le temps, inexorablement. Même si de multiples moyens mécaniques et numériques permettent désormais d’écouter et réécouter à satiété des morceaux de prédilection.  

Mais peut-on suspendre le temps ? Tenter de dévoiler le moment magique où se crée la musique ? Voilà plus de vingt ans que dans les répétitions, Jean François Leclercq, photographe mélomane mène un travail d’exploration patiente, minutieuse, obstinée pour capter sur le vif et dans les moindres détails toute la gestuelle des «sculpteurs de sons», fixer ces instants décisifs à la Cartier Bresson, où les mains se font musique.                    En cherchant aussi à montrer l’ombre lumineuse qui accompagne les corps, pour les rendre vivants pour toujours. Même quand la musique s’est tue. 

Car dans le silence qui entoure les photos de «sculpteurs de sons» de Jean-François Leclercq, on entend encore la musique. 

Notre Dame de Paris, Requiem de Berlioz, 2014
Notre Dame de Paris, Requiem de Berlioz, 2014

                                                                           

Article publié dans «Le Blog de Pascale Lismonde», Le Monde.fr, 17.07.2019  


Portrait : Jean-François Leclercq par Chloë Cambreling (France Musique © Fabrication maison)
Fabrication maison : Le magazine des coulisses de la musique à Radio France Emission du 17 mars 2012 – France Musique